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L'homme qui crée des taxes doit être têtu

Kieran Holmes, est un Irlandais qui s'est spécialisé dans l'instauration de systèmes de taxes à travers le monde. Après 35 ans d'expérience à avoir instaurer des administrations fiscales au quatre coins du monde. Il revient pour nous, sur l'importance de la taxation comme outil de développement et sur un métier qui a fait souvent de lui "l'homme le plus seul au monde".

Kieran Holmes est un agent du Fisc irlandais avec un parcours hors du commun. Fonctionnaire dans les années 80, il quittera tout pour Kiribati afin d'établir un système de taxation digne de ce nom dans ce petit pays du Pacifique.

Son passage à Bruxelles à la fin de son mandat de Commissaire aux recettes du Burundi était l'occasion d'évoquer avec lui le rôle mal connu, mais pourtant prépondérant des taxes dans le développement des pays les plus pauvres de la planète.

Vous venez de finir une mission en tant que Commissaire aux recettes du Burundi. Quels ont été les principaux résultats de cette mission ?

On a doublé les revenus depuis que l’OBR (Office burundais des recettes) a démarré. On est arrivé juste avant mon départ à 300 milliards de francs burundais (152 millions d'euros) dans les 6 premiers mois de 2014, ce qui correspondait à ce que l’on récoltait en 12 mois avant la création de l’OBR en 2009.

C’était l’objectif initial ?

En fait, c’était mon objectif pour l’année passée, mais on ne l’a pas atteint. L’année passée, on a récolté 560 milliards (284 millions d'euros). Ça reste un bon résultat. C’est bien que la valeur nominale continue d’augmenter, mais le problème c'est que la part des taxes dans le PIB n’augmente plus. Et la raison pour ça, c’est que le gouvernement distribue des exemptions de taxes à hauteur de 4% du PIB.

Pour des grosses compagnies ? Vous avez lutté contre ce phénomène ?

Oui, on a lutté, car le gouvernement est convaincu qu’il a besoin de distribuer des exemptions pour attirer des investissements. Et c’est un problème typique en Afrique où l’on pense que pour obtenir des investissements, il faut distribuer des exemptions de taxes. Ce que d’autres pays ne font pas. Ils attirent quand même des investissements. Mais en réalité, ceci vise à masquer que les gens aiment donner des exemptions à des soutiens politiques ou pour d’autres raisons comme la corruption.

Donc au Burundi, la corruption est toujours un problème...

Et quand on se rapproche des élections, ça devient un gros problème pour eux d’essayer de garder leurs revenus sur la bonne voie tout en ayant d’autres obligations.

Après des années passées à implémenter des systèmes de taxes à travers le monde, quelle est la première chose que vous retenez de toutes ces expériences ?

Kieran Holmes: "La banque africaine du développement a dit que quand on fait la balance des entrées et des sorties, 1,4 trillion de dollars est sorti d’Afrique dans les 30 dernières années". © Kieran Holmes

Je pense qu’on peut tirer de nombreuses conclusions. Je viens de mentionner le gaspillage de ressources dû aux exemptions de taxes. Mais aussi dans de nombreux pays, les autorités elles-mêmes préfèrent recevoir de l’aide plutôt que de collecter des revenus. C’est en petite partie dû à la dépendance aux aides, mais surtout dû au fait que les autorités savent très bien qu’en collectant des taxes, elles deviennent redevables auprès de leurs citoyens.

De nombreux gouvernements n’aiment pas se retrouver dans cette position. Tout particulièrement si la corruption fait partie de leurs pratiques. Parce que les contribuables commencent à demander des comptes et dire: "Que faites-vous avec votre argent ? Qu’en est-il des questions de transparences ?" Si les gouvernements peuvent éviter de devenir redevables, ils le feront. C’est quelque chose que les responsables politiques ici doivent garder à l’esprit quand ils développent des programmes d’aide et d’intervention dans des pays qui nécessitent de l’aide.

Ce que vous dites finalement, c’est que ces gouvernements préfèrent être redevables auprès des pays donateurs qu’auprès de leur propre contribuable.

Oui et c’est quelque chose auquel on ne pense pas en Occident quand on développe des programmes d’aides. Ça devrait se trouver à l’agenda international. Ça a commencé avec la politique des trois T du G8 (tax, trade and transparency). Une leçon fondamentale pour moi, c’est que l’on ne peut pas s’occuper de ces problèmes séparément. Il faut en même temps convaincre les pays du besoin de collecter leurs propres revenus, du besoin de transparence dans les finances publiques et de s’engager dans du commerce avec leurs voisins.

Sachant cela, auriez-vous agi différemment dans une de vos expériences passées.

La numéro un sur ma " wishlist " est que les pays donateurs parlent d’une même voix. Si vous pouviez y arriver, vous pourriez arriver à de sérieuses réformes. Les donateurs doivent dire: "OK nous n’avons pas de problème pour vous aider sur le support au budget ou sur des projets précis, etc., mais on veut que l’on vous voir obtenir des résultats dans vos propres revenus". L’aide doit être un partenariat. Et des partenaires doivent se faire confiance pour travailler à un objectif commun. Ça ne devrait pas être une relation donneur-receveur, mais un partenariat.

Et vous avez vu trop de ces relations donateurs-bénéficiaires.

Je crois oui. Il faut des partenariats structurés dans lesquels les deux parties se mettent d’accord sur des critères vérifiables dans leur collecte de revenus. Ils doivent démontrer qu’ils sont sérieux à propos de la collecte des revenus et de la transparence dans les finances publiques.

Évidemment ce n’est pas possible dans tous les pays, car cela demande plusieurs facteurs en place et surtout une classe politique prête à prendre ce chemin. Je pense que les pays qui empruntent cette voie devraient être ceux qui reçoivent le plus d’aides.

L'argent qui sort d'Afrique c'est "de la corruption qui va dans les paradis fiscaux, des flux financiers de toutes sortes avec blanchiment d’argent dont un petit groupe d’élite profite aux dépens de millions de personnes. Cela doit changer" © Kieran Holmes

Aujourd’hui vous n’accepteriez pas une offre de travail, si vous voyez qu’il n’y a pas une volonté politique forte de lever des taxes sérieusement.

Vous perdez votre temps s’il n’y a pas de volonté politique de haut en bas de la hiérarchie. C’est une grosse leçon. Je vous donne un exemple. Je suis arrivé au Rwanda en 2002 et à l’époque le pays levait 79 milliards de francs rwandais en taxes (91 millions d'euros). Je suis revenu en mai dernier et leur revenu était de 785 milliards de francs rwandais (907 millions d'euros). Le revenu a été multiplié par 10 en 12 ans. Je suis parti en 2010 et le revenu continue à augmenter. C’est une victoire personnelle, car le modèle est durable. Aujourd’hui vous pouvez être d’accord ou pas sur les orientations politiques et les déclarations politiques des leaders du Rwanda, mais vous ne pouvez pas contester cette réussite des revenus. C’est une grande réussite pour ce pays et ça devrait être reconnu sur la scène internationale.

Vous avez évoqué lors de nos précédentes conversations que les communautés d’affaires essayent souvent de bloquer la mise en place d’un système de taxes. Comment voient-elles ce que vous faites ?

Quand vous arrivez dans un pays comme le Burundi où les mauvaises habitudes se sont développées, vous devez casser ces mauvaises habitudes. Juste avant mon départ, il y a eu une mission du FMI au Burundi qui m’a confirmé que 100% des grands payeurs de taxes se conformaient aux règles et 83% chez les payeurs de taille moyenne. Combinés les gros et les moyens contribuables représentent 75% de vos revenus potentiels. Avec ce genre de taux, cela prouve que vous avez transformé de la corruption en taxation. Car avant ces business payaient des pots-de-vin.

Vous ne pouvez faire ça que si vous avez une agence des revenus déterminée et l’appui des leaders politiques. Si vous y arrivez, vous placez les communautés d’affaires dans un environnement plus stable, davantage prévisible. Ils ne sont plus dans une situation dans laquelle ils sont exposés à de l’extorsion. Ils savent de combien sont les taxes et que s’ils les payent ils seront laissés tranquilles.

C’est un meilleur environnement pour tout le monde. La corruption profite à certains individus, mais jamais à la communauté.

Quels dossiers ont été les plus difficiles à aboutir ?

Par exemple, je suis allé au Lesotho pour taxer le " water highland projetct ". Un projet désigné pour créer de très grandes écluses et créer des lacs artificiels pour ensuite pomper l’eau jusqu’en Afrique du Sud. Dans ce cas, il s’agissait de grandes compagnies de construction qui étaient souvent financées par de l’aide ou par la banque mondiale. À cette époque, la communauté des donneurs n’avait pas la même vision des taxes qu’aujourd’hui (même s’il y a encore beaucoup de travail à faire sur ce point aujourd’hui). Ces donneurs ne voulaient pas que l’on taxe les donations. Mon point de vue c’était qu’OK, on peut exempter des taxes de douanes ou autres, mais si des compagnies font des bénéfices sur ces projets financés par l’aide, on peut taxer ces profits.

Si je vous suis bien, il y a déjà eu un changement de mentalité de la part des donateurs. Mais il y a encore du travail. Ça pourrait être votre job aujourd’hui ?

Certains pays résistent aux réformes des systèmes fiscaux, mais c’est aussi le cas pour des donateurs qui résistent à ces mêmes réformes. Ils veulent aussi être exemptés.

On parle de pays ? D’ONG ?

Tous. Mais si vous prenez un projet comme celui au Lesotho qui représente une grande partie des revenus du pays, c’est un désastre pour les ressources du pays si on ne peut pas le taxer.

Les donateurs doivent rationaliser le raisonnement et se dire: "OK, on ne veut pas que les taxes augmentent le coût des projets, mais on ne veut pas une double non-taxation non plus". Une non-taxation dans le pays où la donation est faite et une non-taxation dans le pays qui reçoit l’aide. Cette taxation devrait avoir lieu dans un des deux pays et idéalement dans le pays qui reçoit l’aide.

Vous avez de nombreuses années d’expérience dans l’imposition de taxes. Quelle serait la première chose que vous diriez à un jeune qui recevrait un contrat comme le vôtre.

"Si on est sérieux sur la volonté de développer la démocratie dans le monde, on doit aussi l’être pour le développement de règles financières." © Office Burundais des recettes

Je pense que la première chose que je lui dirais c’est qu’il aura très vite des cheveux gris. (rires)

C’est un job difficile ?

Oui c’est beaucoup de travail. J’ai commencé à le faire quand j’avais 31 ans en développant le système de Kiribati. Et je pense qu’il est juste de dire qu’avant que je commence le boulot, je n’avais pas une vue claire de l’immensité de la tâche. J’ai appris rapidement et j’ai commencé à aimer ce métier. À Kiribati, on a par exemple réécrit les lois fiscales. Je n’aurais jamais crû que je ferais ça. On a élaboré des accords de doubles taxations, nous avons développé une autorité des revenus. On a négocié avec des compagnies. On a dû faire du " out of the box thinking ". On a dû par exemple se mettre d’accord avec l’Australie que si un pêcheur pêche dans les eaux territoriales de Kiribati, il a de fait un établissement dans le pays.

À un nouveau diplômé qui commencerait à faire ce boulot je dirais donc: "oui ça va être un travail difficile, mais c’est aussi un travail qui va te tester. Mais si tu réussis, ça bénéficiera énormément au pays".

Le collecteur d’impôts est mal vu partout sur la planète et à travers l’histoire. Est-ce que l’entêtement est une qualité vitale pour exercer ce métier?

Oui c’est absolument vital. Être le Commissaire aux recettes du Burundi est peut-être le job où vous serez le plus seul au monde. Vous savez dès le début que les contribuables ne vont pas aimer vos décisions, mais quand le gouvernement s'y met aussi, vous vous retrouvez à vous disputer pour des questions de principe. Vous êtes autour d’une table où personne n’est d’accord avec vous.

Il est donc essentiel d’être têtu, car souvent les gouvernements agissent par ignorance où des ministres agissent par cupidité ou des bénéfices personnels.

C’est ça la première chose à dire à un étudiant alors c’est d’être têtu ?

Oui (rires). Il faut avoir sa boussole intérieure, ses propres principes et s’y tenir.

Source : L'Echo

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